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En Suisse, le cheval de trait de retour

En Suisse, le cheval de trait de retour

letemps.ch
samedi 30 juillet 2022 13:51
1230 mots -5 min
: LETEMPS


Le cheval de trait fait son retour dans les vignes

Depuis 2021, le domaine des Bernunes, à Sierre, a recours à la traction équine pour effectuer le travail du sol sur certaines de ses parcelles. La pratique, popularisée par des vignobles prestigieux, connaît un intérêt croissant

«On se refait une ligne?» Lucie Zufferey met fin à la brève pause prise en bordure de parcelle. La jeune vigneronne préfère ne pas traîner: la fraîcheur matinale qui règne dans la vallée du Rhône s’estompe peu à peu, laissant la place à un soleil particulièrement ardent pour un mois de mai. Au bout de la longe, Elvis, un cheval de trait à la crinière blonde, se met en mouvement docilement, tractant une petite charrue. Il est suivi comme son ombre par Luca, le frère de Lucie, qui s’assure que la machine trace un sillon rectiligne entre les pieds de vigne.

Il y a encore une décennie, la scène aurait paru complètement anachronique. L’utilisation du cheval pour le labour aurait été perçue comme une complication inutile alors que la mécanisation et les produits de synthèse ont facilité le travail du vigneron depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Un retour à l’âge de la pierre dans une viticulture en quête de productivité et de rentabilité.

Lucie Zufferey a commencé à utiliser la traction équine sur le domaine familial de Sierre en 2021, année de l’obtention de son diplôme en viticulture et œnologie à l’école de Changins. «J’ai toujours aimé le cheval, c’est une passion pour moi, souligne-t-elle avec enthousiasme. Pouvoir l’associer avec mon métier est un privilège.» Outre Elvis, 8 ans, qui a terminé son apprentissage, Lucie forme deux autres chevaux sous le regard bienveillant de son père, Nicolas. «Un des deux sera déjà dans les vignes cette année», se félicite celle qui, pendant ses études, avait fait un aller et retour en Champagne pour en apprendre plus sur l’utilisation du cheval par la maison De Sousa, à Avize.

Plus rapide qu’un tracteur

La force de l’animal est utilisée pour le travail du sol trois à cinq fois par an sur 2,5 des 9 hectares du domaine des Bernunes. «On crée des sillons un rang sur deux pour enlever l’herbe et éviter qu’elle ne concurrence la vigne, un risque important avec le climat sec qu’on a ici, précise la jeune œnologue. Les autres rangs sont fauchés.» Elle assure que le cheval permet d’être plus rapide qu’avec un tracteur sur certaines parcelles, notamment quand l’espace est limité en bout de ligne.

Le recours aux équidés reste marginal dans les vignobles européens, mais la pratique se développe. En 2020, l’Institut français du cheval et de l’équitation et l’Institut français de la vigne et du vin ont réalisé un état des lieux de la pratique d’entretien des sols avec la traction équine en viticulture. Environ 3% des viticulteurs français, soit une surface de 20 000 à 30 000 hectares, font travailler le cheval dans leurs vignes. Leurs principales motivations: remplacer les herbicides, éviter le tassement des sols, réduire leur bilan carbone ou exploiter des parcelles non mécanisables.

Cet intérêt croissant se traduit par une augmentation des lieux de formation: en France, l’Ecole nationale du cheval créée en 2019 dispose désormais de trois antennes. La dernière a été ouverte au printemps 2022 à Blaye, en Gironde. En Suisse, le bureau de conseil du Haras national connaît lui aussi une hausse de la demande.

La sensibilité écologique est une constante pour les vignerons qui recourent à la traction équine: selon l’étude française de 2020, 90% des utilisateurs du cheval sont certifiés en agriculture biologique ou biodynamique (label Demeter). La pratique a d’ailleurs été popularisée par plusieurs domaines emblématiques de la culture biodynamique qui ont choisi de communiquer à ce propos: c’est le cas de De Sousa, mais aussi du domaine de la Romanée-Conti en Bourgogne, du Château Pontet-Canet à Bordeaux ou du domaine Zind-Humbrecht en Alsace.

En Suisse, une des pionnières de la biodynamie, Marie-Thérèse Chappaz, travaille également le sol de plusieurs de ses parcelles avec deux chevaux, qui disposent d’un abri en bordure de Rhône. Elle a fait le pas autant par amour des animaux que par intérêt agronomique: «Avec la biodynamie, on essaie d’avoir un organisme agricole, soit une unité vivante entre le sol, les plantes et les animaux, précise la vigneronne de Fully. Et c’est tellement beau de voir un cheval dans les vignes.»

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Lucie Zufferey est également sensible au développement durable appliqué à la viticulture. Son travail de diplôme à Changins était d’ailleurs consacré à la conversion d’un domaine viticole au label Bio Suisse. Mais la certification du domaine n’est pas encore à l’ordre du jour. «Nous faisons des traitements bios, mais pour pouvoir être certifiés, il faudrait que l’entier de nos 9 hectares soit traité selon le cahier des charges fixé par l’association. Ce n’est pas possible à l’heure actuelle, nous utilisons encore de l’herbicide sur quelques parcelles.»

Une activité de niche

La jeune œnologue est consciente que l’utilisation du cheval dans les vignes a un effet positif sur l’image du domaine. Mais elle met en garde tous ceux qui souhaiteraient faire le pas «pour la photo», dans une démarche marketing: «L’utilisation du cheval est difficilement rentable. Ils travaillent à la demi-journée, après ils doivent se reposer. Il faut tenir compte de leur alimentation, des frais de vétérinaire et de tout le temps passé avec eux pour les former et les accompagner. Cela a un coût. Et comme les humains, les chevaux peuvent avoir leurs humeurs. Il faut en tenir compte.»

Elle conseille aux vignerons qui n’ont pas l’habitude des chevaux de recourir à des prestataires spécialisés – plusieurs sont actifs en Suisse romande, avec des activités variées (viticulture, sylviculture, cultures maraîchères). Un choix qu’avait effectué Marie-Thérèse Chappaz avant d’acquérir ses propres chevaux «afin de gagner en souplesse».

Débat sur la pratique du labour

L’utilisation du cheval dans les vignes devrait rester une activité de niche. En raison des coûts induits, mais aussi parce que le travail du sol ne fait plus l’unanimité. L’agroécologie, courant agronomique en vogue qui vise à stimuler la fertilité naturelle, prône l’abandon pur et simple du labour. Château Cheval Blanc, domaine mythique de Saint-Emilion, a fait ce choix: il a remplacé le travail du sol par la mise en place de couverts végétaux. Ce «paillage vivant» empêche les mauvaises herbes de pousser, protège le sol de l’assèchement et de l’érosion. Il facilite en outre l’absorption de l’eau de pluie et, une fois décomposé, se transforme en matière organique.

A la tête du Cru de l’Hôpital, dans le Vully fribourgeois, Christian Vessaz a utilisé le cheval pour le travail de ses sols durant plusieurs années. Depuis 2020, le vigneron, certifié Demeter, ne laboure plus ses vignes, pratique qu’il juge «intrusive et néfaste pour la vie souterraine». Selon lui, l’agroécologie représente l’avenir de la viticulture; la traction équine le passé, définitivement: «Le cheval, ce n’est possible que si tu as la foi. Economiquement, pour un domaine normal, ce n’est tout simplement pas jouable.»

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